À certains égards la vérité de nos vies est fictionnelle. C’est dans le recul des récits que nous formons que s’expriment nos plus profondes vérités – des vérités plurielles, toujours plurielles, qui de l’instant fugace ne conservent que le goût, cette trace fantôme, obsédant sédiment qui traverse nos sens.
Dans ce mouvement, la neutralité vire, l’immobilité de l’horizon s’effondre comme de grandes vagues océaniques sur la digue qui sépare le potentiel de l’actuel. C’est là, dans ce lent fracas sans bruit que se construit l’Œuvre de Benjamin Roi.
Nourries de l’entrelacs de mouvements vidéo et de nuits sans sommeil, les images de l’artiste sont le produit d’univers virtuels grand public codés à la chaine. Pourtant, les sensations dont elles procèdent sont profondément organiques. Les œuvres de Benjamin Roi portent l’écho de visages connus, de voix tendres, entendues, de corps touchés, mais on n’y pénètre pas, elles nous filent entre les doigts comme file entre nos doigts le sable de la plage. On se promène, erre et se souvient par à-coup : l’écran de projection est un élément du monde, un élément dont l’effet mémoire dédouble le cheminement de l’esprit.
Ce souvenir est multiple, stroboscopique, hébété et contemplatif. Il est une copie sur une clé USB, fruit de la multiplication de l’identité, de sa dilution dans la dilution même du temps. Il appelle à une promenade, à prendre le temps de se laisser emporter.
Ainsi l’œuvre de Benjamin Roi dessine une porte à la surface du miroir, parfois tout simplement au creux de sa main, dans son téléphone, libre à soi de la franchir ou d’observer à son pas. De là naît la possibilité d’un récit, avec la part de jeu qui lui est propre. Le jeu de l’inconnu niché dans l’habituel, mais aussi tous les jeux qui un jour nous ont fait croire que les règles ne sont pas toujours les mêmes. — une voiture tombe, la chute dure longtemps, une voix off féminine parle, le bruissement dans les fougères se répète : rien ne presse. Le temps photographique a été absorbé par le temps informatique. Ce qu’il y a de concret en nous n’est qu’un picotement au bout des doigts, une longue fatigue oculaire lourde de réminiscences jaunes, vertes, rouges, bleues, une présence.
Benoît Blanchard
Une palissade de chantier dressée dans la lignée d’un vitrail à la forme ronde, quatre autres vitraux occultés, cinq vidéos de deux minutes chacune, la pénombre d’une église du XVIIIe siècle, telles sont les modalités de l’exposition Here the sun rises 24 times a day de l’artiste Benjamin Roi. L’installation présente des vidéos empreintes de présences quasi fantomales sur fond de jeux vidéo et déploie un double questionnement : la liaison entre des actions courtes émanant de quelques portraits d’hommes et de femmes filmés sur fond vert au premier plan et la traduction numérique et visuelle de paysages exploités pour leur potentiel interactif au second plan. Le caractère a priori hybride de cette longue fresque sociale participe à la réussite d’une redéfinition de la fiction au contenu sociocritique marqué.
Complexe et en perpétuel devenir, la démarche de l’artiste réside dans le fait que le spectateur est invité à interpréter une matière quasi vivante et précalculée par des concepteurs de jeux vidéo pour en réinterpréter les contours. Les univers virtuels existants évoluent et se décomposent en cinématiques pour s’associer à une installation artistique contemporaine. Les images mouvantes dont l’intrigue prend place dans un monde fictionnel oscillent entre paysages en désordre, chutes, incendie, catastrophes, fuites, constructions urbaines et lever de soleil. En éprouvant cette installation, le spectateur est dans l’attente d’une nouvelle catastrophe que présentent les scènes de jeux vidéo, mais aussi à la lisière d’un état de latence similaire aux portraits dépeints sur fonds verts. Pour autant, le monde présenté n’est pas en train de péricliter, au contraire, il incarne quelques pans de réalité où le visiteur est invité à se réfugier pour porter une réflexion plus large sur le monde et les êtres humains.
Les logiques d’immédiateté et les phases d’actions se renouvellent, les respirations des figures humaines devenues des personnages sont fortes, un homme n’a de cesse de boire du soda tandis qu’une femme fume sans se soucier du chaos présent derrière elle. La dimension de l’œuvre tant physique que conceptuelle permet l’immersion du spectateur au cœur de cette dernière. Néanmoins, les différents éléments constituent des espaces de production au sein desquels une narration se construit. Le terrain de jeu se transforme et glisse vers une fresque où la tension des affrontements et des effets climatiques vient se mouvoir avec une forme de fascination repassant sans cesse du monde virtuel au monde réel. On pense par exemple à la lumière traversante lorsque le soleil vient heurter les vitraux de l’église. Ce phénomène se recoupe avec la puissance évocatrice et symbolique des nouvelles projections. Une lumière nouvelle aux couleurs vives et presque artificielles narrant aux visiteurs l’histoire d’êtres dont l’ennui semble plus fort que les ruptures perceptibles en arrière-plan.
Here the sun rises 24 times a day a-t-elle pour vocation de faire surgir les dysfonctionnements d’ordre économique et social ? Générative et interactive, cette œuvre est une création mouvante et captivante, où les images, leurs formes et le sens que chacun y projette se modulent sans cesse. Benjamin Roi fait état d’une transmission généreuse, celle de ne plus être l’unique créateur de son œuvre, mais bien le médiateur des interactions entre le public et celles-ci. La construction de la matrice narrative et les mécanismes mobilisés pour construire une nouvelle signification — qui n’est dorénavant plus propre à la narration vidéoludique — mettent en avant un parti pris audacieux, celui de s’inscrire à contre-courant du divertissement pour mener une réflexion forte sur la portée des images fixes et mouvantes.
Cyrielle Lévêque
Extrait du catalogue d’exposition Langoureusement
Benjamin Roi explore lui aussi ces deux problématiques dans l’installation An endless ecstasy. Cette œuvre de 2014 est composée d’un diptyque de vidéos et d’un triptyque de photos. The Glass, vidéo qui nous montre un beau verre à cocktail sous des spots de lumières colorées, se joue aussi des codes esthétiques de la publicité. On retrouve ici cette notion de simulacre, de l’imitation d’un objet idéalisé. L’artiste s’est toujours intéressé à l’idée du photographié, l’image qui doit être donnée ou la transformation qui s’opère quand une personne contrôle son identité de modèle afin de représenter une utopie qu’il faudrait montrer.
L’année 2010 marque un tournant dans le travail de Benjamin Roi, puisqu’il utilise pour la première fois un autre médium que la photographie. La vidéo lui apporte une nouvelle manière d’aborder le sujet. Il ne s’agit plus seulement d’interroger le jeu du paraître, mais de questionner la réalité de l’action et du sujet à travers le mouvement. Le rythme de la vidéo devient un élément essentiel qui va se substituer à la narration.
Dans la deuxième vidéo, The Girl, nous pouvons voir une jeune femme les yeux fermés, se balancer légèrement au rythme de ce qu’on peut imaginer être une musique. La vidéo est volontairement privée de son, ce qui nous isole de toute immersion et nous permet un certain recul sur l’image donnée. Plongée dans le noir, seule une lumière artificielle éclaire de temps à autre le visage de la fille. Cette danse, prenant la forme d’une transe, est montrée au ralenti. Cette sensation de flottement, cette fluidité poétique, nous ferait presque oublier la qualité de l’image, filmée dans une boîte de nuit avec un smartphone, comme un miroir de la société contemporaine. Inconsciemment, nous reconnaissons ce grain auquel nous sommes habitués quotidiennement, celui des images que nous avons tous sur nos petits écrans et qui rend cette vidéo si intime. Même si cette seconde vidéo hypnotique est, elle aussi, répétitive et en boucle, son rythme est plus lascif que celui de la première. Les couleurs sont plus sombres et plus profondes.
Les trois photos en noir et blanc qui accompagnent ce diptyque vidéo sont des clichés du sol rayé de la boîte de nuit, un élément abîmé que l’artiste a maquillé de verre acrylique coloré. L’installation ne renvoie pas qu’aux plaisirs de la fête, elle démasque le visage ostentatoire de nos vies, sa surface lisse et illusoire.
Maureen Gontier